dimanche 11 octobre 2015

L'effet Blade Runner

Pouvoir circuler dans une image après l'avoir passée dans une machine, pouvoir voir même ce qu'il y a derrière les angles morts, pouvoir suivre la lumière, visiter l'espace en donnant vocalement des indications de direction à la machine, voilà l'effet Blade Runner tel qu'il apparaît dans le superbe film de Ridley Scott, l'un de ceux qui vous révèle la ville, la philosophie et même un peu l'ordre du Monde.
Nous essayerons ici, à partir de deux cartes postales d'en piéger l'un des acteurs principaux : le photographe. Nous le ferons grâce à une machine géniale : le scanner.
D'abord dans le noir et blanc :

Tout dans l'image indique un calme serein, une extinction des sentiments pour donner à voir l'espace tranquille et beau, un rien compassé d'un lieu à promouvoir. Ici, nous sommes dans l'Hôtel Saint-Pierre à Aurillac. Oui, je sais, vous regrettez déjà le brutalisme, les immeubles de grande hauteur et les prouesses d'ingénierie habituelles à ce blog. Pourtant si nous regardons bien, si notre œil lit parfaitement la surface de la carte postale et qu'en plus, comme pour en révéler les capacités nous donnons cette carte postale à l'œil électronique du scanner, nous pourrons en quelques plans, quelques rapprochements, quelques pas vers le fond de cette image y voir une présence singulière, son photographe :






Oui, la séquence est lumineuse et claire. Le voici le photographe au côté de sa chambre photographique regardant droit devant lui, dans le miroir qui d'ailleurs semble lui-même repris par un autre identique juste en face dans la même pièce et jouant le rôle d'un infini des reflets. Que penser de cet autoportrait, de sa volonté ? Cet homme regardant son image sait bien qu'il sera sur l'image. En a-t-il décidé l'intensité ? A-t-il laissé faire la réalité en pensant que ce portrait perdu personne ne le verrait sur une si petite image ? Sans doute. Mais qui est ce photographe ? Si on a pu identifier l'ombre de Mr Hauville et lui redonner le nom de son photographe pour cette carte postale de Rouen, la seule information que nous avons ici c'est que la photographie est un cliché du Studio Valette d'Aurillac. Est-ce Monsieur Valette photographié ici ? Il va de soi que l'installation d'une chambre photographique face à la surface d'un miroir est de toute manière une acceptation de son reflet.




Il n'y a bien que Jeff Wall dans Picture for women pour nous faire croire en cette présence d'un miroir par la photographie d'une chambre photographique par une autre dans un jeu subtil d'apparition et de disparition de cette surface. Non, il n'y a pas de miroir mais une construction visant à nous le faire croire. Du moins, et malgré les recherches associées de Maximilien Vert et de Claude Lothier, je continue de penser (et même croire) que le photographe canadien se joue de nous en imitant la présence du miroir par la présence d'une chambre photographique et décrypte ainsi notre habitude de ce mode de représentation.
Mais il existe des miroirs inattendus, plus réfractaires ou plus globaux qui donnent à voir sur leur surface bien plus que la surface plane ne peut offrir. L'œil de sorcière de la sortie de garage ou du croisement dangereux existe aussi simplement sur les surfaces polies des sculptures comme chez Anish Kapoor, Jeff Koons ou Pol Bury.
Regardons :


Cette carte postale des éditions Stella Cartes expédiée en 1982 nous montre le quartier de la Défense et son très beau C.N.I.T. au loin derrière le stabile de Calder. Mais au premier plan, une exposition de sculptures en plein air fait la joie du photographe qui profite du moment pour cadrer ainsi la modernité innovante du lieu et des sculptures. Si je n'ai aucune information sur le nom des sculpteurs de ces œuvres allant du tube d'acier courbé aux surfaces polies d'une forme hybride, je peux tout de même voir dans ce reflet le photographe piégé et saisi dans son geste. Le voyez-vous ?



On le devine devant un groupe assis à l'ombre d'une tour, lui, debout à côté de son pied photographique. Il semble étrangement loin alors que, sur la carte postale la sculpture et son reflet semblent très proches, comme si la surface courbe produisait dans le même temps un éloignement du sujet du reflet. Le scanner, objet rêvé dans Blade Runner, existant aujourd'hui, nous permet d'entrer dans ce paysage que nous avons pourtant dans le dos ! Et ainsi, le paysage et son cadre se voient tous deux débordés par une surface polie offrant une situation inédite et généreuse. Sans doute que là également le photographe se sait ainsi représenté, offert à l'acheteur de la carte postale, ce qui n'est pas l'habitude du genre mais il sait surtout qu'il offre une vision du lieu, il construit avec ce moment éphémère de l'exposition un quartier de la Défense moderne, joyeux et surtout il s'amuse de la plastique des formes jouant entre architectures et sculptures. S'il est là c'est au hasard de ce reflet, l'acceptant mais n'en faisant pas son sujet, il est un élément comme un autre. On pourrait tout aussi bien s'attarder sur cette image sur la distance toujours égale entre les gens assis sur le muret, ou sur le jeu des sculptures se répondant les unes aux autres, ou encore aux grues à gauche prouvant que des constructions sont en cours. Est-ce cet événement que le cadrage resserré sur la sculpture au premier plan permet de camoufler ? Possible...
J'aime à penser que quelque part en France, un photographe de cartes postales sait qu'il est à jamais photographié sur son image, qu'il s'est offert cet autoportrait un peu caché, un peu mystérieux. Nous, ici, devant l'image, nous aimons le saluer.


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