dimanche 23 juin 2013

Urbanité, Propreté, Sexualité





Je m'appelle Romain.
Et je suis là, sur cette photographie prise à Nanterre sur le campus au début du mois de mars 1968. J'ai mis trente ans à savoir que j'avais ainsi été photographié.
Un jour, en effet, on m'apporta ce numéro de Juin 1968 de Paris Match et on me désigna sur cette image que je ne connaissais pas. Ce "on" c'est Édouard, mon ami congolais. Il est aussi sur l'image à ma gauche. On a bien changé.



J'étais étudiant en socio, j'arrivais de Tours, je ne savais rien de la politique. Je ne savais rien tout court. J'ai tout appris là, sur les pelouses et dans les amphis de Nanterre. Tout. Surtout les désillusions.
De Nanterre à mon arrivée je ne connaissais que cela :







Des constructions alignées, froides, dont les ombres noires dessinaient des espaces un peu vains et inutiles que nous devions traverser pour rejoindre nos chambres d'étudiants ou les amphis. Chauliat, l'architecte ne pouvait savoir que nous ferions de ces vides des places publiques.
Je me souviens à peine de ce moment avec Édouard. Je me souviens que nous allions de groupe en groupe, d'amphi en amphi tenter de se faire une idée dans le brouhaha des opinions souvent dirigistes. Nous pensions que ce mouvement, notre mouvement était une liberté. Je me souviens surtout de la beauté d'Édouard et de sa lucidité qui m'impressionnait. Il n'était pas étudiant, il était venu comme ouvrier sur les chaînes de montage de SIMCA. Il avait été élu délégué syndical et après le travail, il venait à la Faculté prendre l'air politique de la jeunesse française... Il ne fut pas déçu. Il est toujours délégué syndical. Il est resté en France. J'ai, pendant les événements de mai, surtout suivi Édouard. Je le suivais partout, même à l'usine où j'assistais parfois à des réunions du syndicat. Je me politisais, j'étais aussi très admiratif des mouvements noirs et gays américains. Je ne savais pas que notre liberté viendrait aussi de là, étrangement, des U. S. A alors que la Chine semblait pour eux, pour ceux ainsi assis sur l'herbe, le pays modèle.
Non, moi j'aimais Édouard. Je ne le savais même pas à ce moment-là, au début. Je courais avec lui dans les rues, nous nous amusions bien. Le soir, il faisait ce qu'il pouvait pour nous nourrir et nous retrouvions alors ses camarades dans une sorte d'appartement surpeuplé à Nanterre. Il n'y avait jamais les mêmes personnes. Je n'ai jamais su s'il habitait là ou s'il squattait. Il semblait ainsi toujours détaché d'une forme de réalité, libre mais ce qu'il me racontait de l'usine était dur, infernal, poignant. Il fallait que nous fassions quelque chose. Nous ne savions pas trop quoi. Lui, il avait déjà choisi avec son action syndicale. Il avait déjà quitté trois entreprises. Il s'engueulait toujours avec les patrons mais aussi avec ses camarades. Il rêvait d'autre chose. Nous rêvions d'autre chose. Nous parlions de littérature, de cinéma et de chanson. Nous étions à ce point timides. Il nous fallut presque trois mois pour passer une nuit ensemble. Juste dormir ensemble. C'était ça aussi notre révolution.
Et les slogans sur les murs disaient la force, le mouvement, la liberté. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai retenu depuis toutes ces années celui-ci que j'avais vu scotché sur la porte de la bibliothèque : Urbanité, Propreté, Sexualité.
J'en parle aujourd'hui avec Édouard. Il s'en souvient et on rigole tous les deux. Il est grand-père aujourd'hui ! C'est dingue. Ses petits enfants sont étudiants à leur tour, l'un est à Paris et l'autre en Province du côté de Bordeaux. C'est l'un d'eux qui a trouvé ce Paris-Match et a cru y reconnaître son grand-père qui m'a, à son tour, identifié. Il a parlé librement de cette relation avec ses enfants et ses petits enfants. Et eux se marrent de penser que leur père et leur grand-père fut amoureux d'un freluquet tourangeau blanc comme neige. On se marre tous, sans arrière-pensée. On peut de nos jours.
Aujourd'hui, je vis toujours à Nanterre. J'y suis resté. Après avoir travaillé à l'usine pour connaître la "vraie vie" ouvrière, j'ai rencontré celui avec qui je vis. Et quand Jean Ferrat chante : "Ma môme elle joue pas les starlettes, elle porte pas des lunettes de soleil, elle pose pas pour les magazines, elle travaille en usine, à Créteil", je m'autorise à penser que c'est de nous qu'il parle. Il, elle, quelle importance...

2 commentaires:

  1. C'est à ce genre d'attendrissement, sur une vieille photo, sur les flots de souvenirs qu'elle fait jaillir, qu'on sent que le temps est passé. Et c'est doux comme sensation, cette bouffée de jeunesse provoquée par un cliché jauni !! En tout cas, c'est marrant, pour une fois ce n'est pas vous qui déchiffrez les photos, c'est vous qui êtes déchiffré sur la photo !! Bravo pour ce billet nostalgie

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  2. Chère Michelaise, n'oubliez pas le mot fiction. Il est important ici. Il s'agit bien d'une fiction !
    Mais j'aime bien que vous ayez pris à cœur ce très court roman-photo. c'est la preuve de votre sensibilité.
    merci.
    Bien à vous.

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